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Obéir et se taire

« On zè dol sôrtt’ dè djîns qui rotan è qui kloujan leu djînv’ ! ». (On est de la sorte des gens qui marchent et qui ferment leur bouche). En d’autres termes, nous sommes de la race des gens qui obéissent et se taisent. Au cours de mon enfance, j’ai souvent entendu cette expression en patois wallon. Ainsi parlaient nos parents quand ils étaient opposés à un pouvoir supérieur -notable, instituteur, curé, administration…- et ne pouvaient faire entendre leur voix. Avec fatalisme, ils décrivaient ainsi le destin des gens de la terre, soumis à tous ceux-là qui nous prennent pour leurs chiens, auxquels on jette des os de temps à autre pour mieux se les attacher.

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Obéissants, nous le sommes. Il faut réellement pousser les paysans au bout du bout, avant qu’ils ne se rebellent violemment. Autrefois, les rares jacqueries et autres révoltes désespérées furent à chaque fois réprimées dans le sang par la noblesse et la bourgeoisie. L’amante religieuse -l’église catholique toute-puissante- acheva de bien cadenasser nos consciences par ses rites et croyances, en instillant la soumission au plus profond de nos gènes. Les agriculteurs du 21e siècle souffrent toujours de cette malédiction, laquelle leur fait accepter les pires conditions d’existence… jusqu’au jour où la ligne rouge est franchie, jusqu’au Grand Jour où les tracteurs descendent enfin dans les rues et montent sur les autoroutes, comme ces derniers temps un peu partout en Europe !

Le temps des révoltes est-il venu ? L’agriculture européenne est-elle au bord de l’implosion ? Cette fois encore, va-t-elle se contenter bientôt de quelques os jetés négligemment par les pouvoirs publics ? Aux quatre coins de l’Europe, la grogne semble avoir définitivement gagné les campagnes, même en Belgique ! Chez nous et ailleurs, ça ne rigole plus maintenant ! Mais alors là, plus du tout ! Les Polonais et les Roumains sont asphyxiés par les céréales ukrainiennes ; les Allemands sont descendus dans Berlin, pour dénoncer les coûts prohibitifs de leurs productions, l’abandon par l’État du statut fiscal privilégié du gasoil agricole ; les Néerlandais s’énervent contre les normes nitrates européennes qui les obligent à diminuer drastiquement leur cheptel ; les Français surtout n’en peuvent plus, et le font savoir très bruyamment !

Nous autres Wallons sommes un peu français dans l’âme, souffrons des mêmes maux, et suivons dès lors avec intérêt la jacquerie déterminée de tous ces « croquants ». Bon sang, ils n’y vont pas de main morte ! Bâchage de radars, retournements de panneaux de signalisation -trop drôle ! –, blocage d’autoroutes, manifestations très dures… Ils n’emploient pas le dos de la cuillère, plutôt les dents des fourches, et ils savent piquer là où ça fait mal ! Leur immense colère est à la mesure de leur détresse, quand on entend leurs doléances. Les paysans français rappellent à l’envi l’incroyable prévalence du suicide dans le monde agricole : l’équivalent de deux par jour en France ! Un agriculteur actif sur trois vit sous le seuil de pauvreté (60 % du revenu médian, soit 1158 €/mois), affirment-ils, et la pension de retraite paysanne moyenne n’atteint pas chez eux 900 €/mois, peut-on lire dans leurs revendications.

Comme nous en Wallonie, ils sont écrasés par les coûts des intrants, les taxes innombrables ; ils se sentent saucissonnés par les normes sanitaires et environnementales édictées par la PAC et « sur-interprétées par les pouvoirs publics français qui les font appliquer ». Ils sont tournés en bourriques par des formalités administratives qu’ils qualifient de : « ubuesques », « délirantes », « surréalistes »… Ils ont perdu confiance en leurs syndicats, qui se laissent trop facilement berner, mener par le bout du nez lors des négociations avec les ministères et les technocrates de l’Union Européenne. Selon les fermiers d’Outre-Quiévrain, leurs syndicats « obéissent et se taisent » quand ils sont face aux pouvoirs publics, ensorcelés par la malédiction paysanne et leur soumission atavique. « Ne serait-ce pas également le cas en Belgique et en Wallonie ? », m’a dit un jeune fermier FJA…

« Mais c’est pas tout, mais c’est pas tout ! », chantait Bourvil. Les pouvoirs publics français tardent à verser les indemnités européennes, les aides MAEC et autres subventions, comme si l’existence même de leurs agriculteurs leur importait peu. Pendant ce temps, les grandes centrales d’achat des industries agro-alimentaires imposent des prix à la ferme ridiculement bas. Pour bien enfoncer le clou, les fermiers français rappellent à leurs concitoyens que la moitié d’entre eux auront disparu d’ici 2030, rattrapés par l’âge de la retraite, les maladies, les suicides, les faillites, le découragement… Quelle nourriture les citoyens de l’Hexagone vont-ils manger, cette puissance agricole qui assurait que « pâturage et labourage sont les deux mamelles de la France » (Sully, 1638) ?

Un siècle plus tard il est vrai, vers 1750, un soir d’intimité sous la couette, Voltaire taquina son protecteur Frédéric II de Prusse en ces mots : « On a trouvé en bonne politique, le secret de faire mourir de faim ceux qui, en cultivant la terre, font vivre les autres ! ». Les Français sont très forts pour trouver des punchlines, mais les potes à Macron sont aujourd’hui brouillons dans leurs déclarations, se contentent de formules convenues, du style « je vous ai compris ! » du général de Gaulle. Les agriculteurs valent-ils si peu à leurs yeux ? Ce mépris des élites politiques n’est pas absent en Belgique non plus : lors de sa prise de présidence de l’Europe pour six mois, notre premier ministre a parlé d’un tas de choses dans son discours, mais a curieusement « oublié » l’agriculture, m’a dit un syndicaliste outré !

Chez nous aussi, le monde politique donne l’impression de prendre l’agriculture par-dessus la jambe, de se moquer de nous quoiqu’ils en disent, persuadés sans doute que nous sommes définitivement de la race de ceux qui obéissent, se taisent et se contentent de quelques miettes… Les manifestations agricoles de ces jours derniers vont-ils faire mentir cet adage ? Nos décideurs vont-ils comprendre que nos revenus sont beaucoup trop bas, les normes et formalités administratives trop compliquées et furieusement invasives ? Vont-ils enfin daigner nous octroyer un brin de respect et nous écouter, au lieu de nous jeter bientôt quelques os comme d’habitude, pour mieux nous attacher ?

Sommes-nous à jamais les damnés de la terre, justes bons à obéir et nous taire ?

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